Quand les hackers mentent mieux que les journalistes, ce nâest pas quâune formule provocatrice : câest une rĂ©alitĂ© rĂ©currente de la cybersĂ©curitĂ© moderne. Ă la faveur dâun incident rĂ©el â en lâoccurrence une intrusion confirmĂ©e sur les systĂšmes de messagerie du ministĂšre de lâIntĂ©rieur â certains groupes cyber transforment un accĂšs limitĂ© en rĂ©cit de compromission totale, chiffres spectaculaires Ă lâappui. Entre communication officielle contrainte, emballement mĂ©diatique et propagande numĂ©rique bien huilĂ©e, cet article dĂ©crypte comment un fait technique avĂ©rĂ© devient un mythe cyber, et pourquoi, trop souvent, le storytelling des attaquants lâemporte sur lâanalyse factuelle.
Il suffit dâun communiquĂ© bien senti, de quelques acronymes anxiogĂšnes (TAJ, FPR, INTERPOL, rien que ça), dâun ton vengeur et pseudo-moraliste⊠et voilĂ Internet en PLS.
Dernier exemple en date : le message attribuĂ© à « INDRA », affirmant avoir compromis le ministĂšre français de lâIntĂ©rieur et consultĂ© les donnĂ©es de 16 444 373 personnes issues de fichiers policiers sensibles.
â ïž Mettons tout de suite les choses au clair :
- oui, une intrusion sur les systĂšmes de messagerie du ministĂšre de lâIntĂ©rieur est avĂ©rĂ©e ;
- non, cela ne valide absolument pas le narratif grandiloquent déployé ensuite par les attaquants.
Autrement dit : un fait réel, sur lequel a été greffé un récit largement fantasmé.
Et câest prĂ©cisĂ©ment lĂ que le sujet devient intĂ©ressant.
Car ce qui mĂ©rite analyse, ce nâest pas lâincident technique â relativement classique â mais la maniĂšre dont un accĂšs limitĂ© est transformĂ© en mythe de compromission totale, parfois repris sans recul par lâĂ©cosystĂšme mĂ©diatique.
Bienvenue dans lâĂšre oĂč les hackers racontent parfois mieux leurs histoires que ceux censĂ©s les analyser.
đ§ Anatomie dâun mensonge cyber bien ficelĂ©
Ou comment un communiquĂ© bidon devient une vĂ©ritĂ© virale en moins de temps quâun reboot Windows Update.
Un bon message de dĂ©sinformation cyber repose toujours sur la mĂȘme recette :
- un ennemi identifiĂ© (lâĂtat, lâarmĂ©e, une grande entreprise)
- une cause morale (vengeance, justice, oppression)
- des acronymes techniques pour faire sérieux
- des chiffres prĂ©cis (plus câest prĂ©cis, plus câest faux)
- et surtout : zéro preuve exploitable
Le message dâINDRA coche toutes les cases.
đš « Nous avons compromis les serveurs de messagerie »
âĄïž Vrai. Et confirmĂ© officiellement.
Le ministĂšre de lâIntĂ©rieur a reconnu une intrusion sur ses systĂšmes de messagerie, information confirmĂ©e par plusieurs sources spĂ©cialisĂ©es.
đ Nature de lâincident
Le ministĂšre français de lâIntĂ©rieur a confirmĂ© avoir Ă©tĂ© victime dâune intrusion ciblĂ©e sur une partie de ses systĂšmes de messagerie.
Lâincident a Ă©tĂ© dĂ©tectĂ© et pris en charge par les Ă©quipes compĂ©tentes, avec lâappui des autoritĂ©s spĂ©cialisĂ©es.
đ Ă ce stade :
- le périmÚtre est limité aux systÚmes de messagerie
- aucune indication dâun accĂšs aux systĂšmes cĆur ou aux bases de donnĂ©es sensibles nâest confirmĂ©e
đ§ DĂ©tection et rĂ©action
- Lâintrusion a Ă©tĂ© identifiĂ©e rapidement
- Des mesures de confinement et dâinvestigation ont Ă©tĂ© mises en Ćuvre
- Les autorités compétentes (ANSSI, services de sécurité) ont été saisies
Le ministĂšre insiste sur le fait que lâanalyse est toujours en cours, ce qui explique lâabsence de communication dĂ©taillĂ©e.
đ§ Ce que lâarticle ne dit pas (et câest important)
Il n’est confirmĂ© Ă aucun moment :
- un accĂšs aux fichiers TAJ ou FPR
- une exfiltration massive de données
- des chiffres avancés par les attaquants
- une compromission prolongée et silencieuse de plusieurs semaines
đ Ces Ă©lĂ©ments proviennent exclusivement du discours des attaquants, pas des constatations officielles.
âïž Communication maĂźtrisĂ©e
Le ministÚre adopte une communication volontairement minimale, cohérente avec :
- le secret de lâenquĂȘte
- la nĂ©cessitĂ© de ne pas divulguer dâinformations exploitables
- les obligations rĂ©glementaires liĂ©es Ă la sĂ©curitĂ© des systĂšmes dâinformation
Je rappelle implicitement quâune absence de dĂ©tails ne signifie pas une dissimulation, mais un cadre juridique et opĂ©rationnel contraint.
đŻ Conclusion de l’incident (en filigrane)
On est face Ă :
- un incident cyber réel
- circonscrit
- sans confirmation de fuite massive de données
- amplifié ensuite par un narratif externe non corroboré
đ Restons factuels, prudents et techniques, ne t’ombons pas dans les raccourcis anxiogĂšnes.
Liens :
On parle ici dâun scĂ©nario malheureusement classique :
- compromission ciblée
- périmÚtre limité
- investigation en cours
Mais â et câest lĂ que la manipulation commence â une compromission de messagerie ne vaut pas compromission du systĂšme dâinformation dans son ensemble.
Câest un point que les attaquants se gardent bien de rappeler, et que certains relais mĂ©diatiques oublient opportunĂ©ment.
đš TAJ, FPR, INTERPOL : lâorgie dâacronymes
đź TAJ & FPR
Le TAJ (Traitement dâAntĂ©cĂ©dents Judiciaires) et le FPR (Fichier des Personnes RecherchĂ©es) sont :
- hébergés sur des réseaux cloisonnés
- protĂ©gĂ©s par des contrĂŽles dâaccĂšs stricts
- surveillés par des équipes spécialisées
Y accĂ©der nĂ©cessite bien plus quâun mail piĂ©gĂ© ou un mot de passe recyclĂ©.
đ Une compromission rĂ©elle de ces systĂšmes serait :
- immédiatement détectée
- juridiquement explosive
- impossible Ă dissimuler deux semaines
đ INTERPOL
Petit dĂ©tail amusant : INTERPOL nâest pas un service français.
Accéder à INTERPOL via le SI français sans déclencher un incident international ?
đ Fantaisie totale.
On est plus proche du scénario Netflix que du rapport CERT.
đą Le chiffre magique : 16 444 373
Ah, le chiffre précis. Le Graal du bullshit crédible.
Ce nombre nâest pas issu dâun dump, ni dâun accĂšs rĂ©el. Il correspond trĂšs probablement Ă :
- des statistiques publiques
- des rapports parlementaires
- ou des ordres de grandeur connus
đ© Astuce classique : annoncer un chiffre suffisamment grand pour faire peur, suffisamment prĂ©cis pour sembler vrai.

𧱠Naval Group : le précédent parfait
Souvenez-vous de Naval Group.
đą Le narratif
âNous avons volĂ© des donnĂ©es classifiĂ©es, des plans de sous-marins nuclĂ©aires, des secrets dĂ©fense.â
đ La rĂ©alitĂ©
- des documents anciens
- parfois publics
- parfois internes mais non sensibles
- aucun impact opérationnel réel
Mais pendant plusieurs jours :
- titres alarmistes
- experts auto-proclamés
- panique LinkedIn
đ Exactement le mĂȘme schĂ©ma.
𧚠LockBit, KillNet, Anonymous : la fabrique du récit
Ces groupes ont professionnalisĂ© la communication avant lâattaque.
đ LockBit
- annonces spectaculaires
- minuteries publiques
- chiffres gonflés
Objectif : forcer la victime Ă payer ou paniquer ses clients.
đ·đș KillNet
- revendications floues
- cibles institutionnelles
- discours pseudo-géopolitiques
Objectif : désinformation et pression médiatique.
đ Anonymous (2022+)
- banniĂšre connue
- actions souvent symboliques
- impact technique limité
Objectif : existence médiatique plus que compromission réelle.
đ INDRA sâinscrit parfaitement dans cette lignĂ©e.
Liens utiles :
- https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/08/12/naval-group-victime-d-une-tentative-de-chantage_6137782_4408996.html
- https://www.cert.ssi.gouv.fr/actualite/
đ° Journalisme vs cyber : le crash annoncĂ©
Le problĂšme nâest pas que les hackers mentent.
đ Ils ont toujours menti.
Le problĂšme, câest que :
- peu de rédactions ont des compétences cyber
- les communiqués sont repris sans analyse
- la nuance ne fait pas de clic
Résultat :
Un message Telegram devient une vérité médiatique.
đ§ Pourquoi lâĂtat se tait (et a raison)
Non, le silence nâest pas un aveu.
Câest une stratĂ©gie.
âïž Angle juridique (celui que personne ne lit, mais qui gouverne tout)
Lorsquâun incident touche une administration ou un opĂ©rateur critique, la communication publique est encadrĂ©e par plusieurs contraintes lĂ©gales :
- Secret de lâenquĂȘte judiciaire (articles 11 et suivants du Code de procĂ©dure pĂ©nale)
- Protection des investigations numériques (ne pas révéler les vecteurs exploités)
- Protection des donnĂ©es personnelles (RGPD, articles 33â34)
- Sécurité nationale pour certains périmÚtres
Communiquer trop tĂŽt, câest :
- compromettre une enquĂȘte
- offrir des informations tactiques aux attaquants
- exposer lâĂtat Ă des contentieux
đ En clair : le silence est souvent une obligation lĂ©gale, pas un choix politique.
Les incidents réels sont traités via :
- ANSSI
- CERT-FR
- chaĂźnes judiciaires
Pas via Twitter.
đ Ce quâils disent / Ce qui est techniquement possible
| Narratif attaquant | Réalité technique |
|---|---|
| AccĂšs aux serveurs de messagerie | âïž Plausible (phishing, OAuth, compte compromis) |
| AccĂšs TAJ / FPR | â RĂ©seaux cloisonnĂ©s, contrĂŽles renforcĂ©s |
| Consultation de 16 millions de fiches | â Chiffre statistique, pas un dump |
| AccĂšs Ă INTERPOL | â Incident international immĂ©diat |
| Compromission silencieuse sur 2 semaines | â DĂ©tection SOC / logs inĂ©vitables |
đ La frontiĂšre entre possible et fantasmĂ© sâappelle lâarchitecture SSI.
đĄïž Ce quâun attaquant aurait rĂ©ellement pu faire
Avec un accĂšs messagerie, un attaquant peut :
- lire des échanges
- préparer du spear-phishing interne
- collecter des informations contextuelles
Mais pas :
- aspirer le TAJ
- extraire le FPR
- accéder à INTERPOL
đ§š Conclusion â Le vrai danger, ce nâest pas le hack
Le vrai danger, ce nâest pas INDRA.
Ce sont :
- la désinformation
- la perte de confiance
- lâamplification mĂ©diatique non critique
Dans la cybersécurité moderne, la guerre se joue autant sur les récits que sur les réseaux.
Et aujourdâhui, force est de constater que certains hackers racontent mieux leurs histoires que ceux censĂ©s les dĂ©crypter.
